Lorenzaccio - Acte IV - Scène 5

La chambre de Lorenzo.

LORENZO, deux Domestiques.

Lorenzo.

Quand vous aurez placé ces fleurs sur la table et celles-ci au pied du lit, vous ferez un bon feu, mais de manière à ce que cette nuit la flamme ne flambe pas, et que les charbons échauffent sans éclairer. Vous me donnerez la clef, et vous irez vous coucher.

Entre Catherine.

Catherine.

Notre mère est malade ; ne viens-tu pas la voir, Renzo ?

Lorenzo.

Ma mère est malade ?

Catherine.

Hélas ! je ne puis te cacher la vérité. J’ai reçu hier un billet du duc, dans lequel il me disait que tu avais dû me parler d’amour pour lui ; cette lecture a fait bien du mal à Marie.

Lorenzo.

Cependant je ne t’avais pas parlé de cela. N’as-tu pas pu lui dire que je n’étais pour rien là-dedans ?

Catherine.

Je le lui ai dit. Pourquoi ta chambre est-elle aujourd’hui si belle et en si bon état ? je ne croyais pas que l’esprit d’ordre fût ton majordome.

Lorenzo.

Le duc t’a donc écrit ? Cela est singulier que je ne l’aie point su. Et, dis-moi, que penses-tu de sa lettre ?

Catherine.

Ce que j’en pense ?

Lorenzo.

Oui, de la déclaration d’Alexandre. Qu’en pense ce petit cœur innocent ?

Catherine.

Que veux-tu que j’en pense ?

Lorenzo.

N’as-tu pas été flattée ? un amour qui fait l’envie de tant de femmes ! un titre si beau à conquérir, la maîtresse de… Va-t’en, Catherine, va dire à ma mère que je te suis. Sors d’ici. Laisse-moi !

Catherine sort.

Par le Ciel ! quel homme de cire suis-je donc ? Le vice, comme la robe de Déjanire, s’est-il si profondément incorporé à mes fibres, que je ne puisse plus répondre de ma langue, et que l’air qui sort de mes lèvres se fasse ruffian malgré moi ? J’allais corrompre Catherine ; je crois que je corromprais ma mère, si mon cerveau le prenait à tâche ; car Dieu sait quelle corde et quel arc les dieux ont tendus dans ma tête, et quelle force ont les flèches qui en partent. Si tous les hommes sont des parcelles d’un foyer immense, assurément l’être inconnu qui m’a pétri a laissé tomber un tison au lieu d’une étincelle dans ce corps faible et chancelant. Je puis délibérer et choisir, mais non revenir sur mes pas quand j’ai choisi. Ô Dieu ! les jeunes gens à la mode ne se font-ils pas une gloire d’être vicieux, et les enfants qui sortent du collège ont-ils quelque chose de plus pressé que de se pervertir ? Quel bourbier doit donc être l’espèce humaine qui se rue ainsi dans les tavernes avec des lèvres affamées de débauche, quand moi, qui n’ai voulu prendre qu’un masque pareil à leurs visages, et qui ai été aux mauvais lieux avec une résolution inébranlable de rester pur sous mes vêtements souillés, je ne puis ni me retrouver moi-même, ni laver mes mains, même avec du sang ! Pauvre Catherine ! tu mourrais cependant comme Louise Strozzi, ou tu te laisserais tomber comme tant d’autres dans l’éternel abîme, si je n’étais pas là. Ô Alexandre ! je ne suis pas dévot, mais je voudrais, en vérité, que tu fisses ta prière avant de venir ce soir dans cette chambre. Catherine n’est-elle pas vertueuse, irréprochable ? Combien faudrait-il pourtant de paroles pour faire de cette colombe ignorante la proie de ce gladiateur aux poils roux ? Quand je pense que j’ai failli parler ! Que de filles maudites par leurs pères rôdent au coin des bornes, ou regardent leur tête rasée dans le miroir cassé d’une cellule, qui ont valu autant que Catherine, et qui ont écouté un ruffian moins habile que moi ! Hé bien ! j’ai commis bien des crimes, et si ma vie est jamais dans la balance d’un juge quelconque, il y aura d’un côté une montagne de sanglots ; mais il y aura peut-être de l’autre une goutte de lait pur tombée du sein de Catherine, et qui aura nourri d’honnêtes enfants.

Il sort.

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